Le Ruhrpott est un endroit surprenant, plein de ressources et truffé d’endroits improbables. Tel cet ancien entrepôt de Bochum reconverti en halle d’exposition et de loisirs où, chaque mois de février, se tient le plus grand marché historique indoor d’Europe. Retour 120 ans en arrière, au tournant de 19ème et du 20ème siècle. Bienvenue en pleine Révolution industrielle, au royaume des punks à vapeur !

C’était un samedi sans BVB (notre équipe jouait le lendemain à Mönchengladbach) dans la Ruhrpott. Normalement, il y a toujours un match à voir dans la région. Effectivement, nous nous retrouvons dans les entrailles de la gare de Bochum, au départ du U-Bahn en direction de Buer-Rathaus. Et si tu connais un peu ta géographie du Pott, tu sais bien qu’entre Bochum-Hbf et Buer-Rathaus, il y a l’arrêt de la Veltins Arena. Nous apercevons d’ailleurs sur le quai quelques fans de S04, avec leur maillot et quelques caisses de bières, en train de préparer le match de leur équipe quatre heures plus tard. Sauf que ce jour-là, Herne-West accueillait Hoffenheim. On veut bien aller une fois ou l’autre dans l’antre de notre meilleur ennemi, même sans Borussia, mais un duel entre la peste bleue et le choléra SAP, non merci, il y a des limites à ce que nous pouvons endurer. Nous descendons donc du U-Bahn bien avant Gelsenkirchen, dans une banlieue industrielle de Bochum, où se trouve la Jahrhunderthalle.

Le paradis des architectes

Le Ruhrpott, c’est le paradis des architectes. Il s’y trouve des hectomètres de hangars, usines et entrepôts désaffectés, des friches industrielles en voie d’être réaménagées. A Dortmund, nous connaissons tous les reconversions réussies des anciennes brasseries de l’Union en centre culturel et en hôtel quatre étoiles ou de la Thier en galerie commerciale. Pour des architectes un peu créatifs, il y a vraiment de quoi réussir des superbes réalisations en utilisant les immenses surfaces, carapaces et volumes existants pour les réaffecter à des usages plus modernes que l’industrie, l’acier ou le charbon. C’est le cas du site de la Jahrhunderthalle : un gigantesque complexe industriel où il reste encore des kilomètres carrés d’entrepôts et d’usine à l’abandon, dans l’attente d’une nouvelle affectation. Avis aux amateurs…

Jahrhunderthalle

A la base, la Jahrhunderthalle avait été conçue pour l’Industrie- und Gewerbeausstellung für Rheinland, Westfalen und benachbarte Bezirke, verbunden mit einer deutsch-nationalen Kunstausstellung Düsseldorf 1902, une foire industrielle qui s’est déroulée en 1902 à Düsseldorf (d‘où son nom de halle du siècle). La structure était entièrement démontable et avait été conçue d’emblée pour être recyclée à Bochum, qui avait financé sa construction pour être représentée à la foire de Düsseldorf. La halle a ainsi été reconstruite en 1903 à Bochum dans le bien nommé quartier de Stahlhausen (littéralement, vivre d’acier…), sur les fondations d’un ancien bâtiment industriel dont une partie a été conservée. La halle d’exposition s’est ainsi reconvertie en soufflerie et hauts-fourneaux, avant de tomber en désuétude avec la crise de l’acier puis d’être complètement revitalisée et réaffectée en 2003.

A la base, la façade symbolisait une église gothique, en mémoire de Jacob Meyer, précurseur du coulage de l’acier et des cloches. Aujourd’hui, la façade a été en grande partie vitrée, devant les briques rouges traditionnelles et l’ancienne cuve de refroidissement qui domine le bâtiment, alliage de la modernité et de la traduction. C’est un lieu emblématique du Ruhrpott, à la fois tourné vers l’avenir, la modernité et les nouvelles technologies mais aussi fortement attaché et fier de son passé industriel. A l’intérieur, passé le hall d’entrée moderne et spacieux, c’est une plongée dans le passé. Les surfaces industrielles sont demeurées brutes, avec les piliers de soutènement en acier, le sol en béton, les structures métalliques qui soutiennent le toit de verre translucide. Kolossal. La superficie du bâtiment est de 8900m2, presque un hectare de halle à disposition.

Jahrhundertmarkt

La Jahrhunderthalle sert aujourd’hui de salles d’exposition, de concert, de congrès etc. On y joue des opéras, des concerts de musique classique, de rock ou de Schlagerparade, on y organise des assemblées générales de grandes entreprises, des discos géantes, des expositions horticoles ou des courses de vélo… Mais l’événement de l’année à la Jahrhunderthalle se tient chaque mois de février : le Jahrhundertmarkt. Il s’agit tout simplement du plus grand marché historique en salle d’Europe. L’époque commémorée, c’est l’époque victorienne, celle de la révolution industrielle, soit de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle au début de vingtième. En fait de marché, il s’agit davantage d’une fête foraine. Et tout est garanti d’époque !

Steampunk

Et pendant le mois d’exposition, certains jours sont consacrés au Steampunk (littéralement punk à vapeur !, ça change des punks à chiens…). C’est là-dedans que nous tombons. Je ne connaissais absolument pas. Le Steampunk est un courant essentiellement littéraire dont les intrigues se déroulent dans un XIXe siècle dominé par la première révolution industrielle du charbon et de la vapeur. Il s’agit d’une uchronie faisant référence à l’utilisation massive des machines à vapeur au début de la révolution industrielle puis à l’époque victorienne. Des passionnés donnent vie à leur personnage grâce à des réalisations artisanales (costume, accessoires, décoration). Merci wikipédia ! Pour résumer : une journée steampunk à la Jahrhunderthalle, ce sont des individus un peu givrés et nostalgiques de la révolution industrielle et de la reine Victoria qui arpentent un vieil entrepôt industriel d’une banlieue glauque du Ruhrpott pour exhiber des costumes complètement improbables préparés avec soin une année avant et écumer les stands afin d’ajouter quelques pièces rares à leur collection. Le jour où j’ai débarqué pour la première fois au Westfalenstadion, comment aurais-je pu imaginer qu’un jour ma passion pour le BVB allait indirectement m’amener à découvrir des trucs aussi excentriques ?

Seuls au monde

Et dès notre arrivée, autour de nous, tout le monde est costumé. Robes froufroutantes, bustiers généreux et voilettes pour les dames, chapeaux hauts de forme, redingotes, binocles et montres à gousset pour les hommes, nous voici revenus plus d’un siècle en arrière. Nous croisons des inventeurs excentriques tout de métal vêtus, des explorateurs avec leurs chapeaux coloniaux, leur fusil et leur cage, des officiers en grand uniforme d’apparat,… Jules Verne n’est pas très loin, on pourrait se croire au Reform Club, le club sélect londonien où Phileas Fogg a lancé son célèbre pari de tour du monde en quatre-vingt jours. On s’attend presque à entendre un « Dr. Linvingstone, I presume ? », lancé par un des nombreux émules d’Henry Stanley. Les visiteurs ont apporté un soin tout particulier à leurs costumes, préparés des mois à l’avance durant pour pouvoir fièrement l’exhiber lors du Steammarkt annuel. Certains ont même poussé la coquetterie jusqu’à se laisser pousser des favoris et rouflaquettes d’époque…

Et les stands regorgent d’objets divers et variés pour ceux qui souhaitent encore peaufiner leur déguisement. Entre les stands, circulent d’étranges machines à vapeurs ou quelques vélocipèdes et autres ancêtres du vélo.

Forcément, nous nous sentons rapidement un peu décalés dans ce petit monde étrange et désuet avec nos vêtements du XXIème siècle. Mais je sais faire preuve de créativité lorsqu’il s’agit de me travestir et je me retrouve rapidement affublé d’une veste de général quatre étoiles d’une armée non identifiée et d’un casque à plume de l’académie de West Point. Cela fera l’affaire pour cette fois, histoire de se fondre dans la masse.

Fête foraine

Il n’y a pas que les costumes qui sont d’époque : les manèges de la fête foraine aussi ! Une fois acquittée la modique somme du ticket d’entrée, tout est gratuit et nous avons donc largement l’occasion d’essayer ces vieilles structures en bois. C’est l’occasion de constater que le Geisterbahn, le train fantôme, n’a pas beaucoup changé depuis le début du siècle jusqu’ à nos jours. De même que les auto-tamponneuses. A l’heure d’embarquer sur la grande roue qui va nous emmener quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, juste sous les structures métalliques du toit de la halle, nous ne sommes qu’à moitié rassurés en découvrant un écriteau indiquant que l’installation date de 1902. On espère qu’elle a subi quelques révisions depuis… tout s’est bien passé, nous avons fini par rejoindre le plancher des vaches sains et saufs.

Bien sûr, ce ne sont pas tout à fait les mêmes sensations fortes que sur les attractions modernes que la Cranger Kirmes voisine mais, en descendant d’une antique montagne russe dotée d’un voile actionné par des tiges métalliques amovibles plongeant les voyageurs dans le noir pour les derniers tours, on imagine que ces attractions devaient faire leur effet à une époque où le train et l’automobile n’en étaient qu’à leurs premiers balbutiements et où la population n’avait pas la même habitude mouvement et de la vitesse qu’aujourd’hui.

Lutte des classes

Les heures s’écoulent, tout comme les Moritz Fiege, la bière locale de Bochum, et la féérie opère toujours. Au-dehors, dans le monde du XXIème siècle, le soleil tombe sur le Ruhrpott et le toit de la Jahrhunderthalle se teinte d’une somptueuse couleur rouge. Comme annonciatrice des drames de la première guerre mondiale qui mettront un terme à cette époque glorieuse. Puisque nous sommes dans les considérations historiques, nous constatons que, si l’époque commémorée, la deuxième moitié du XIXème siècle et le début de XXème, est celle durant laquelle Marx, Engels et compagnie ont théorisé leurs élucubrations sur la lutte des classes, cela ne se reflète guère dans la diversité des costumes. Tous les déguisements évoquent une certaine élite, princesses, duchesses, aristocrates, explorateurs, inventeurs, officiers, industriels etc. C’est en vain que nous recherchons un costume de ceux qui formaient l’essentiel de la population de l’époque : paysans, soldats du rang et surtout ouvriers sont aux abonnés absents, un comble dans une vieille halle industrielle. Sans doute qu’ils n’avaient ni le loisir ni les moyens de fréquenter ce type de fête.

A l’année prochaine

Alors que la nuit est désormais complètement tombée sur Bochum et que seule l’obscurité filtre à travers les panneaux du toit, la halle se vide peu à peu. En regardant mon gousset (j’ai aussi cédé la mode…), je constate, à regrets, qu’il commence à être l’heure de regagner le XXIème siècle. Et puis, nous n’allions pas rester éternellement à une époque à laquelle le BVB n’avait même pas encore été fondé ! Mais nous reviendrons, c’est certain. Si tu as l’occasion de venir dans le Pott lors d’un prochain mois de février, en marge d’un match du Borussia, je ne saurai que trop te recommander un petit déplacement du côté du Jahrmarkt de la Jahrhunderthalle de Bochum pour un voyage dans le temps tellement dépaysant et original.


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