Une banlieue anonyme d’une ville industrielle du Niederrhein, un stade à l’ancienne presque vide, un terrain en piteux état, un mauvais match de Regionalliga… Et pourtant, c’est là que s’est déroulé ce que des spécialistes ont considéré comme « le plus grand match de l’Histoire du football » et là que le BVB est allé chercher deux des plus grands buteurs de son Histoire, Manfred Burgsmüller et Stéphane Chapuisat. Willkommen im Grotenburg !
Nous sommes à la fin des années 1980. Je suis encore un gamin, ou un préado, et je vibre aux exploits du club de ma ville natale en Suisse: le Lausanne-Sports. A l’époque, le club végète en milieu de classement, sans pouvoir rivaliser avec les grands clubs du pays, tous soutenus par de riches banquiers ou entrepreneurs. Les dirigeants d’alors tentent un pari audacieux : miser sur un entraîneur néophyte, un système de jeu très offensif en 4-3-3 et une très jeune équipe, avec notamment une défense d’à peine 20 ans de moyenne d’âge dirigée par un espoir de l’Ajax Amsterdam, Frank Verlaat, qui deviendra plus tard l’un des acteurs majeurs d’un mythique duel Auxerre – BVB en Coupe UEFA. Au début, cela ne fonctionne pas : l’équipe est trop jeune et traîne en bas de classement. Mais le renfort d’un centre-avant bulgare un peu roublard, Bojidar Iskrenov, et d’un ancien international suisse, envoyé en préretraite par son club précédent mais qui entamera à Lausanne une deuxième carrière qui fera de lui le premier buteur de la Coupe du Monde 1994, Georges Bregy, vont amener la confiance et l’expérience aux jeunes pousses lausannoises.
Les victoires s’enchaînent, le club remonte au classement et fait partie des quatre clubs qui peuvent rêver du titre à l’aube de la dernière journée de la saison 1989-1990. Le LS sera longtemps virtuellement champion mais, finalement, il termine à égalité de points avec le club le plus titré du pays, Grasshopper, aux mains des riches banquiers zurichois et entraîné par un certain Ottmar Hitzfeld, finalement sacré champion malgré une moins bonne différence de but, grâce à un point de règlement absurde et à un pénalty inexistant offert lors de l’avant-dernière journée. La déception est vive aux Plaines-du-Loup, le fief du Lausanne-Sport, mais nous nous disions alors que ce n’était que partie remise : l’équipe est jeune et elle a tout l’avenir devant elle. Et effectivement, la saison suivante, mon LS fait la course dans le peloton de tête et paraît bien placé pour décrocher ce titre qui le fuyait (et le fuit toujours…) depuis 1965 et le sacre des Seigneurs de la Nuit. Mais durant la trêve hivernale, catastrophe : la jeune star de l’équipe, le virevoltant ailier gauche et buteur vedette Stéphane Chapuisat, 21 ans, que l’on n’appelait pas encore Chappi mais simplement Stéph, quitte Lausanne pour un club alors nommé Bayer 05 Uerdingen. Mon monde s’écroule : comment notre jeune vedette peut-il laisser échapper l’occasion de remporter le titre avec le club de sa ville d’origine pour rejoindre cet obscur truc allemand dont nous n’avions jamais entendu parler ?
L’échec
Ce transfert avait beaucoup surpris car à l’époque le désastre de l’arrêt Bosman n’était pas encore passé par là et les clubs n’avaient droit qu’à trois joueurs étranges, il était rare qu’ils fassent confiance à un mercenaire aussi jeune. Et la différence de niveau et de budget entre le championnat suisse et la Bundesliga était bien moindre qu’aujourd’hui, il y avait même d’authentiques stars du football germanique qui venait jouer en Suisse comme Günter Netzer, Uli Stielike ou Karl-Heinz Rummenigge. Et Timo Konietzka. Wilhelm « Timo » Konietzka, premier buteur de l’histoire de la Bundesliga, légende du BVB, qui avait fini sa carrière de joueur et débuté celle d’entraîneur en Suisse. C’est lui qui était chargé de sauver Uerdingen de la relégation, il avait usé de sa connaissance du football helvétique pour attirer dans son club le footballeur le plus prometteur du pays. L’opération s’est soldée par un échec : Lausanne n’ pas gagné le titre, Chapuisat s’est blessé dès son arrivée lors d’un tournoi de préparation en salle, il n’a joué que 10 matchs (4 buts) avec Uerdingen et n’a pas pu empêcher la relégation du club de Krefeld au printemps 1991. Mais, entre-temps, Ottmar Hitzfeld avait repris les rênes du Borussia Dortmund et il n’avait pas oublié ce jeune attaquant lausannois qui avait failli lui ravir le titre à Grasshopper l’année précédente, il a donc décidé d’engager Chappi, malgré ses six premiers mois mitigés en Allemagne, au BVB. Avec le succès que l’on sait. Depuis, j’ai pardonné à Chappi, son passage à Dortmund est même pour beaucoup dans ma passion pour le club schwarzgelb mais j’avais toujours gardé une dent contre ce club d’Uerdingen qui m’a peut-être privé de la joie de vivre un titre de mon vivant avec le club de ma ville. Mais, vingt-huit ans plus tard, il y a prescription et nous voilà donc à Krefeld.
Krefeld
Uerdingen, c’est le club de Krefeld, une ville industrielle du Niederrhein et non du Ruhrpott, au nord de Düsseldorf et Duisburg. Comme Schalke à Gelsenkirchen et le Meidericher SV à Duisburg, le club porte le nom du quartier où il a été fondé mais joue actuellement dans une autre partie de la ville. Krefeld n’a pas beaucoup de charme. La mascotte de l’équipe locale de football est un morse et le club de hockey s’appelle les Pinguine, ça situe le décor. Et pourtant, près du stade, il subsiste un vieux village médiéval fortifié. Des petites ruelles avec maisons à colombage, une forteresse, le Burg Linn, parfaitement conservée, un parc, les vestiges des remparts, un lac, des douves, l’endroit est bucolique. Mais quand tu montes au sommet de la tour du château et que tu promènes ton regard un peu au-delà, tout n’est qu’usines, cheminées fumantes, barres d’immeubles, banlieues anonymes, gares décaties…
Uerdingen
C’est dans ce cadre qu’évolue le KFC 05 Uerdingen. Krefeld n’est pas située très loin de Leverkusen et accueille une partie des activités du géant de la chimie Bayer. En 1953, les vendeurs d’aspirine décident donc de s’offrir, après Leverkusen, une deuxième équipe de football. Le modeste FC Uerdingen 05 devient le Bayer 05 Uerdingen et c’est sous ce patronyme, grâce à l’argent des chimistes, que le club va connaître ses plus belles heures de gloire. Entre 1975 et 1996, le Bayer Uerdingen connaîtra en tout 14 saisons de Bundesliga. Avec comme meilleur résultat une troisième place en 1985-1986 derrière les géants Bayern Munich et Werder Brême, alors que dans le même le BVB n’évitait la relégation qu’à la dernière seconde du barrage contre Fortuna Köln. Grandeur et décadence. La plus belle page d’histoire d’Uerdingen s’est écrite à Berlin le 26 mai 1985 lorsque le Bayer remporte la Coupe d’Allemagne en battant en finale le Bayern Munich des Rummenigge, Matthaüs, Hoeness, Lerby et autres Augenthaler.
Das Wunder von der Grotenburg
Cette victoire permet au Bayer Uerdingen de disputer la plus belle des Coupes d’Europe : la regrettée Coupe d’Europe des vainqueurs de Coupe. Après avoir battu des Maltais au premier tour puis les Turcs de Galatasaray, les Krefelder se voient offrir un derby en quarts de finale : le vainqueur de la Coupe de République Fédérale Allemande contre celui de la Coupe de République Démocratique Allemande, le Dynamo Dresde. Uerdingen s’incline 0-2 au match aller en Saxe. Au retour, Dresde mène 3-1 à la mi-temps au Grotenburg de Krefeld, il faut donc cinq buts aux Krefelder pour se qualifier. Ils en inscriront six pour s’imposer 7-3 et se qualifier pour les demi-finales !!! Cela faisait tellement plus rêver avant, les Coupes d’Europe… Renommé Das Wunder von der Grotenburg, ce match a même été élu par divers spécialistes consultés par l’excellent magazine spécialisé 11 Freunde comme « plus grand match de l’histoire du football ». L’aventure du Bayer s’arrêtera en demi-finale contre l’Atletico Madrid, lui-même écrasé en finale par l’immense Dynamo Kiev de Valeri Lobanovski, Aleksandr Zavarov, Oleg Blokhine, Igor Belanov, probablement l’une des plus belles équipe que le football ait jamais connu.
Des joueurs illustres
Nous avons déjà mentionné Stéphane Chapuisat mais il y a d’autres joueurs illustres qui ont porté ce maillot rouge et bleu d’Uerdingen. C’est également de Krefeld que venait Manfred « Manni » Burgsmüller, meilleur buteur de l’Histoire du BVB. Siggi Held, héros de la victoire du Borussia en Coupe des Coupes 1966, était venu y terminer sa carrière. Les attaquants de l’équipe d’Allemagne championne d’Europe 1996 Stefan Kuntz et Oliver Bierhoff s’étaient révélés à Uerdingen. Le Danois Brian Laudrup, héros de la victoire du Danemark à l’Euro 1992, y avait fait ses premiers pas en Allemagne, avant de filer au Bayern Munich. Son compatriote Jan Heintze, autre champion d’Europe 1992, vainqueur de la Coupe des Champions 1988 avec Eindhoven, y est également passé. Et ce n’est qu’un florilège non exhaustif des joueurs de renom qui sont passés par le Grotenburg. La dernière star à y avoir joué, c’est le Brésilien Ailton, l’ancien roi des buteurs de la Bundesliga, venu faire une pige à Krefeld en … sixième division vers la fin de sa carrière.
La descente aux enfers
En sixième division oui car, en 1995, Uerdingen entame une longue descente aux enfers. Les budgets des clubs augmentent et la firme Bayer constate qu’entretenir deux maîtresses, cela coûte cher. L’entreprise pharmaceutique décide donc de concentrer ses investissements sur le club de la ville où elle a son siège, Leverkusen, et de laisser tomber Uerdingen. Le Bayer 05 Uerdingen devient donc le KFC 05 Uerdingen et, privé des millions de son sponsor principal, va alors connaître une grosse décennie de galères : relégation en Zweite Liga en 1996, en Regionalliga en 1999, faillites en 2003, 2005 et 2007. En 2008, l’ancien quart de finaliste de Coupe d’Europe et vainqueur de la Coupe d’Allemagne se retrouve en Niederrheinliga, la sixième division allemande. C’est la raison pour laquelle nous sommes si opposés au Werksclubs ; quand l’argent du sponsor coule à flot, ces clubs prennent la place et font une concurrence déloyale au Traditionsvereine établis, provoquent une surenchère des budgets. Mais, dès que le sponsor omnipotent se retire, ces clubs disparaissent dans l’indifférence générale après avoir faussé les championnats pendant des années et obligé les clubs traditionnels à vivre au-dessus de leurs moyens pour pouvoir régater.
Le retour
Toutefois, Uerdingen n’a pas complètement disparu car ce n’est pas un vrai Werkslcubs créé de toutes pièces comme peuvent l’être Hoffenheim ou le RB Leipzig, il existait quand même une tradition de football à Uerdingen. Après un premier retour en Regionalliga, la quatrième division entre 2013 et 2015, suivi d’une relégation, le KFC a été promu au printemps dernier en Regionalliga West. Et il possède un effectif pour jouer les premiers rôles avec plusieurs noms connus des spécialistes du foot allemand : le gardien Vollath, ancien gardien des sélections juniors allemandes, Dorda, Achenbach et Kefkir, des ex de la réserve du BVB, Bitroff, qui tâté de la Bundesliga avec Cottbus, Beister, ex-grand espoir du SV Hambourg et du foot allemand, Takyi, qui fut le joueur le plus doué techniquement de la 2. Liga avec Fürth et St. Pauli mais surtout Christopher Schoch, des débuts à 17 ans en Bundesliga au Hertha tellement prometteurs qu’ils lui ont valu d’être engagé avec la réserve du Real Madrid, un retour en Allemagne à Köln où il était aux portes de l’équipe nationale, avant qu’une rupture des ligaments ne vienne mettre un coup d’arrêt brutal à sa carrière. Et sur le banc du KFC Uerdingen, on trouve un ancien vainqueur de la Ligue des Champions, Michael Wiesinger, qui faisait partie de l’effectif du Bayern d’Hitzfeld vainqueur de la C1 contre Valence en 2001.
Grotenburg
Avec ses 34’500 places, le stade du Grotenburg sonne un peu creux en Regionalliga, il est difficile d’imaginer que les plus grands d’Allemagne ont joué ici, qu’autant de joueurs illustres en avaient fait leur jardin et qu’on y a connu des grandes soirées européennes. Il s’agit d’un stade à l’ancienne, avec beaucoup de places debout, j’adore, ce sont des endroits qui respirent l’histoire, bien davantage que les Arena ultramodernes et anonymes qui pullulent de plus en plus en Bundesliga. En moyenne, le KFC attire environ 3000 spectateurs, assez loin des deux grandes Traditionsvereine de cette Regionalliga West, Rot-Weiss Essen et Alemania Aachen mais ce match contre le modeste SC Verl n’a rameuté que 1229 fans. Mais on sent une vraie ferveur parmi ceux qui sont là, il y a des drapeaux, des chants, un kop organisé… Face un adversaire du milieu de tableau, Uerdingen se doit de l’emporter pour conserver le contact avec la tête du classement. Les Krefelder entrent le mieux dans le match et se créent la première occasion mais le gardien de Verl sauve du pied. Les visiteurs vont même ouvrir le score sur leur première occasion, un contre favorable sur le flanc gauche, un centre, une reprise de dénommé Viktor Maier et Uerdingen se retrouve mené en score. Un but qui a manifestement désarçonné les Krefelder qui se montrent incapables de réagir et peinent à se montrer dangereux sur un terrain qui s’est vite dégradé. Le match devient haché et il y a beaucoup d’énervement, sur le terrain et en tribunes.
Musclé
A la mi-temps, je m’aventure à tenter la Currywurst locale. Le préposé au bar a été un peu trop généreux avec la sauce mais, sinon, elle est excellente avec un goût bien prononcé. Scharf. Ou musclé si tu préfères car Uerdingen revient sur la pelouse avec des biens meilleures attentions et le centre-avant Lucas Musculus égalise après un renvoi du gardien adverse. On jouait depuis moins de cinq minutes et on pensait que les Krefelder étaient lancés. Mais non. La suite n’a été qu’une domination assez stérile et désordonnée, avec même quelques contres plutôt dangereux pour Verl, et plus rien n’a été marqué. Une grosse déception pour le KFC qui ne parvient pas à profiter du renvoi du match au sommet entre BVB U23 et Viktoria Köln pour reprendre la tête du classement. L’entraîneur Michael Wiesinger a même été limogé quelques jours plus tard, après un nouveau match nul contre Essen. Il faudra donc sans doute encore patienter quelques années avant de revoir le KFC 05 Uerdingen au plus haut niveau. Il ne fallait pas nous piquer Chappi…
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