Dortmund et le Ruhrpott en général demeurent profondément attachés à leurs racines, leur histoire, leur patrimoine industriels et miniers. Et cette culture très particulière, elle possède sa grande messe annuelle, chaque dernier samedi du mois de juin : l’ExtraSchicht, la nuit de la culture industrielle. Cette année, nous étions 300’000 pour la célébrer. Récit.

Le Ruhrpott n’est sans doute pas la région la plus riche du monde en vestiges archéologiques ou monuments historiques. Les amateurs de ruines gallo-romaines, de châteaux néo-gothiques, de palais renaissance ou d’églises romanes n’y trouveront pas complètement leur compte. Je ne vais pas me lancer dans un cours d’histoire pour expliquer cette relative pauvreté culturelle apparente, j’en serai bien incapable. Mais deux raisons au moins expliquent la modestie du patrimoine antique et moyenâgeux. La première, c’est que la région a été l’une des capitales de la révolution industrielle au XIXe siècle : il y avait besoin de place et de pierres pour bâtir usines, mines et chemins de fer et que cela a sans doute conduit au sacrifice de bon nombre de vestiges du passé, à une époque où la protection du patrimoine n’avait pas la même valeur qu’aujourd’hui. La deuxième, c’est que le Ruhrpott, qui abritait une bonne partie de la machine de guerre nazie, a été presque rayé de la carte, sans guère de discernement, par les bombardements alliés dans les dernières années de la seconde guerre mondiale.

Le retour en grâce

Puis il y a eu la crise du charbon et de l’acier dans les années 1960 et 1970. Et forcément, le Ruhrpott a été durement frappé par la crise de ses deux principaux secteurs d’activité. Chômage, faillites, exode des populations, problèmes financiers, les usines et les mines ont fermés leurs portes les unes après les autres ; beaucoup sont restées à l’abandon (et certaines le sont encore), quand elles n’ont pas été purement et simplement rasées pour laisser place à des immeubles de logements, de bureaux ou des espaces verts. Mais, depuis une trentaine année, le paradigme a changé : les usines abandonnées et les mines désaffectées ne sont plus devenues synonymes de déprime et de déclin d’une région sinistrée, elles ont commencé à être considérées comme les témoins d’une période dure certes mais dorée durant laquelle la région fut l’un des principaux pôles économiques du continent. Bien sûr, une mine ou une usine n’aura jamais le charme d’un temple grec, d’un amphithéâtre romain ou d’un château baroque mais, nonobstant ces quelques considérations esthétiques (et encore, on peut discuter les Kathedralen im Revier ont aussi leur charmes), elles sont néanmoins le témoin d’une époque glorieuse et héroïque.

Les Kumpel, ces héros du quotidien

D’héroïsme, c’est bien de cela qu’il agissait lorsqu’il fallait descendre, souvent dès son plus jeune âge, tous les jours ou presque, 12 heures par jours, à la mine ou à l’usine. Avec des horaires infernaux, des conditions de travail effroyables, la chaleur, les odeurs, les émanations toxiques, les accidents… Et ceux qui avaient survécu aux éboulements, aux coups de grisou, ou aux explosions n’avaient qu’une espérance de vie limitée lorsqu’ils atteignaient enfin une retraite bien méritée après une vie d’aussi dur labeur. Cela vaut largement l’héroïsme d’une grande bataille pour conquérir un bout de territoire à la gloire d’un empereur conquérant. Et c’est une culture vivante, qui témoigne du quotidien et de l’histoire d’une région, bien davantage qu’un palais grandiloquent construit en affamant son peuple pour la gloire d’un roi mégalomane. Une culture qui parle aux représentant de la jeune génération car, même s’ils ne sont plus très nombreux à descendre à la mine ou à l’usine, ils ont tous un père, un grand-père, un arrière-grand-père passé par cette case-là. Les Kumpel (l’ami du fonds de la mine) et les Malocher (travailleurs), termes tout droit sortis de l’argot du Ruhrpott, ne sont plus ainsi considérés comme les représentants du déclin mais les héros qui ont forgé à force de bras, de labeur et de sueur, la fierté et la gloire d’une région.

Die Route des Industriekultur

Dès lors, un vaste mouvement s’est mis en place pour conserver les vestiges de cette époque. Il n’est plus question de raser les mines, brasseries, usines et entrepôts abandonnés mais de les valoriser. Certains sont réaffectés à d’autres activités, notamment culturelle comme le Dortmunder U ou la Jahrhunderthalle de Bochum. D’autres sont transformées en musée permanent comme la Zeche Zollverein d’Essen, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, la Zeche Zollern à Dortmund, la Zeche Nachtigall à Witten, le Landschaftspark Duisburg-Nord, l’Hoesch-Museum, à proximité du premier stade du BVB, la Weiße Wiese, le Bergbau-Museum de Bochum, le Gasometer d’Oberhausen et tant d’autres. Enfin, des associations de passionnés sont créées un peu partout pour maintenir en état et ouvrir au public, sur demande ou pour certaines occasions particulières, mines et usines. Cette culture si particulière a été consacrée en 2010 lorsque la ville d’Essen, et avec elle tout le Ruhrpott, a été consacrée capitale européenne de la culture. Il existe même un circuit touristique qui permet de découvrir tous ces hauts lieux de la culture industrielle du Revier, Die Route der Industriekultur.

ExtraSchicht

Et, depuis 2001, la culture industrielle possède sa grande messe annuelle : l’ExtraSchicht, la nuit de la culture industrielle. Chaque dernier samedi du mois de juin, les mines, usines, brasseries, musées et autres témoins du passé ouvrier du Pott ouvrent leurs portes l’espace d’une nuit d’activités historiques et culturelles. Cette année, plus de 50 lieux étaient au programme de l’ExtraSchicht. Il y en avait pour tous les goûts : des expositions, des débats, des conférences, des concerts philarmoniques, du rock, des partys, du cirque, des contes, des humoristes, du jazz, du gospel, de la danse, des acrobates, du cabaret, du théâtre, de la cornemuse, des illuminations, des feux d’artifices, des croisières, des véhicules anciens, du cinéma, des dégustations, des sculptures etc. Le tout pour la modique somme de 20 euros ! Le point commun entre toutes ces activités ? Aucun, sinon le cadre industriel et donc forcément inhabituel et insolite dans lequel elles se déroulent.

L’embarras du choix

Forcément, face à une telle abondance d’offre et n’étant pas doté du don d’ubiquité, il a fallu faire des choix. Des services de bus étaient organisés entre les différents lieux mais la Ruhr c’est quand même assez vaste et il a fallu tenter de rationaliser nos visites pour éviter de passer la nuit en trajet d’un lieu à l’autre. Nous nous étions modestement fixé de parcourir quatre lieux dans la nuit mais il s’est avéré que, vu l’affluence record et la densité du trafic, c’était encore trop ambitieux, nous avons été contraints de modifier nos plans en cours de soirée et nous contenter de trois, tant pis nous visiterons la Kokerei Hansa une autre fois.

Car cette 18ème ExtraSchicht a pulvérisé tous les records d’affluence : les organisateurs attendaient 200’000 spectateurs, nous sommes finalement 300’000 dans tout le Pott à avoir répondu à l’appel de la culture industrielle. Le même soir, les huitièmes de finale de la Coupe du Monde France – Argentine et Portugal – Uruguay se disputaient dans l’indifférence générale, nous n’avons pas aperçu une seule télévision ni aucun endroit qui diffusaient les matchs dans tout notre périple. Entre la culture industrielle et le grand cirque commercial de la FIFA, Dortmund a fait son choix.

Das letzte Derby auf Kohle

Il faut dire que cette année 2018 est un peu particulière dans l’histoire du Revier : le 21 décembre prochain, la dernière mine encore en activité dans le Pott, la Zeche Prosper-Haniel de Bottrop, fermera définitivement ses portes, mettant fin à plus de deux siècles d’extraction intensive de la houille dans le bassin de la Ruhr. La fin d’une ère. Ainsi donc, le Revierderby du week-end du 8-9 décembre prochain sera le dernier vrai Derby de la mine et il n’en prendra que plus d’importance. Il était initialement prévu d’organiser un match amical entre une sélection des meilleurs clubs de la Ruhr et l’équipe de Pologne (pays d’où ont émigré de nombreux Malocher) mais le projet a été abandonné, faute de date disponible et en raison de l’opposition des fans qui ne voulaient pas voir les joueurs des rivaux ancestraux porter le même maillot, fut-ce pour un match amical en l’honneur d’une culture profondément ancrée dans tous les clubs de la région. Mais diverses actions, non dévoilées à ce jour, seront organisées en marge de ce Schalke – BVB historique « zu Ehren der Kumpel », en l’honneur des Kumpel, pour le « letzte Derby auf Kohle », le dernier Derby du charbon. Ce Derby-là, il ne faudra le manquer sous aucun prétexte et on espère que nos joueurs seront sensibilisés à la portée de l’événement pour jouer avec un peu plus d’honneur que lors de leur dernière sortie à Herne-West.

L’émeute

Nous débutons nos pérégrinations au Brauerei-Museum de Dortmund, qui se trouvait, fort opportunément, être le lieu le plus proche de mon appartement. Nous n’y faisons qu’une brève halte (si, si…), en attendant le prochain bus. Juste le temps d’une démonstration d’encapsulage et d’étiquetage manuels, d’une pensée émue pour ceux qui jadis répétaient ces gestes dix heures par jour et, évidemment, d’une dégustation.

Puis, nous embarquons dans le bus et, après quelques méandres et détours imprévus, nous optons pour une halte à la Zeche Zollern, la mine la plus emblématique de Dortmund, laquelle abrite un musée permanent. L’endroit est littéralement pris d’assaut : commander une saucisse ou une bière, par une température caniculaire, s’apparente au parcours du combattant. Les allées entre les différents bâtiments industriels, l’ancien puit de mine et les wagons anciens sont bondées, nous remettrons la visite à une autre fois. Et nous allons vaquer aux activités organisées sur le site.

Zeche Zollern

Je ne sais pas s’il faut y voir un clin d’œil à notre victoire de 1966 à Glasgow mais la Zeche Zollern s’est placée sous le signe de l’Ecosse pour cette ExtraSchicht 2018. Pipes & Drums (cornemuses et batteurs), concerts celtiques, dégustations de whisky et de fudge et Highland Games égaient la soirée, dans le décor majestueux de l’ancienne mine. Nous nous essayons au lancer du fagot à la fourche et au lancer du caillou, dans lequel je fais assez pâle figure pour un ressortissant de la patrie de la pierre d’Unspunnen, faut croire que le caillou était trop léger.

En revanche, nous zappons le lancer du tronc, par respect pour notre dignité et nos articulations mais aussi après avoir constaté les heurs et malheurs des courageux participants. Nous finissons notre halte à la Zeche Zollern par l’ascension de l’ancien puits de mine afin d’y admirer un somptueux coucher de soleil sur le Ruhrpott.

Schiffshebewerk Henrichenburg

Nous reprenons le bus, direction Waltrop et la Schiffshebewerk Henrichenburg. Il s’agit d’une  écluse historique particulièrement impressionnante sur le Dortmund-Ems-Kanal, laquelle abrite désormais un musée.

C’est une écluse qui a vu transiter durant des années les péniches chargées du charbon extrait des mines de Dortmund, ou de l’acier, produit dans les aciéries, en direction du Rhin, de l’Elbe ou de la Mer du Nord. Nous arrivons juste au bon moment pour les feux d’artifices sur l’écluse mais je n’en aperçois que quelques bribes à travers la végétation qui recouvrait le sympathique Biergarten, lui-aussi pris d’assaut, surplombant le canal.

Puis nous embarquons pour une croisière sur le canal, dont ne faisons qu’apercevoir les berges, désormais plongées dans la pénombre, avant de finir devant la majestueuse écluse.

C’est ainsi que s’est terminée notre ExtraSchicht 2018, avec quelques regrets car il y avait tant d’autres choses à faire et à voir, une nuit c’est un peu court. Mais nous avons pu constater que la culture industrielle et minière qui fait la fierté du Ruhrpott mais aussi la force et la singularité de ces clubs de football, les Arbeitervereinen, est plus vivante que jamais. Wir sind aus Kohle une Stahl !


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